Trop tôt pour évaluer les risques des nouvelles techniques génétiques

06. September 2021

Eva Gelinsky travaille depuis environ 20 ans dans les domaines de la biotechnologie et de la génétique, du droit des brevets et de toutes les questions relatives aux semences. Comment évalue-t-elle la situation autour du débat sur les OGM?

La différence entre l’ancien et le nouveau «génie» génétique?
L’ancienne ingénierie génétique et ses canons génétiques sont non seulement brutaux mais aussi très imprécis. Cela revient à tirer sur la cellule des billes de tungstène contenant le nouvel ADN, c.-à-d. la propriété qu’on aimerait implanter. Celle-ci va alors se nicher – si elle le fait – au hasard n’importe où. Cela dure donc longtemps avant d’obtenir le résultat escompté. La nouvelle ingénierie génétique peut, du moins selon la théorie, viser des endroits précis du génome où on va par exemple utiliser le ciseau génétique Crispr/Cas pour séparer les deux brins de l’ADN. La cellule cherche alors à réparer cet épouvantable dégât. Il va y avoir des erreurs est c’est souhaité, car cela permet de désactiver certaines fonctions génétiques en leur imposant une sorte de «knock-out».

Et à quoi sert un tel «knock-out»?
Cela permet par exemple de réprimer des processus d’oxydation, et une pomme de terre ainsi modifiée ne brunira pas quand on la coupe. Pour les cochons, la désactivation de certains gènes qui limitent la croissance musculaire mène à ce qu’on pourrait appeler des animaux «double-muscle». La croissance musculaire incontrôlée sert à augmenter encore les performances.

La Cour Européenne de Justice a jugé en 2018 que les ­nouvelles méthodes génétiques tombaient aussi sous le coup de la loi sur le génie génétique. Pour quelle(s) raison(s)?
La décision souligne l’absence de «history of safe use». Les publications décisives sur la Crispr/Cas datent de 2012. C’est donc un procédé très jeune. Nous avons trop peu d’expérience et d’informations à son sujet, et donc pas d’«histoire» qui montrerait que ce procédé et ses produits sont sûrs. Or c’est à ça que sert l’homologation obligatoire ancrée dans la loi. Elle demande des données qui permettent une estimation réelle des risques.

C’est donc le principe de précaution qui est en jeu?
Oui. Justement, les utilisations comme les «gene drives», un procédé pour accélérer la transmission d’un caractère, montrent que le principe de précaution est primordial. Car on essaie par exemple d’éliminer de cette manière les moustiques qui transmettent la malaria. On va donc créer des organismes qui ne seront pas dans les champs seulement pendant une saison, car, une fois disséminés, ils ne seront définitivement plus rappelables et pourraient menacer des écosystèmes entiers. On ne sait même pas comment faire une véritable évaluation des risques. On travaille aussi sur des virus, des bactéries, des microorganismes. Et partout on utilise les nouvelles méthodes d’ingénierie génétique.

Leurs partisans veulent sortir les nouvelles méthodes de la loi parce que, contrairement à l’ancien ingénierie génétique, elles n’intègrent pas d’ADN étranger dans l’organisme.
Si. Car il y a des variantes de ces méthodes qui doivent «intégrer» de l’ADN «étranger». Et même s’il ne devrait pas y avoir d’ADN étranger dans la plante et le produit fini, il faut quand même toujours porter le premier coup de ciseau génétique dans la cellule. On utilise alors soit un canon génétique de l’ancienne génération soit Agrobacterium comme une sorte de passeur de gène. Il peut arriver que des parties du ciseau génétique aillent aussi involontairement s’intégrer dans l’ADN. Comme en 2015 et 2016, quand des bovins avaient été génétiquement modifiés pour ne plus avoir de cornes. Comme on a pu le constater en 2019, l’opération avait aussi «implanté» dans les bovins du matériel héréditaire de bactéries qui avaient été utilisées dans le procédé. On a alors trouvé dans le matériel héréditaire bovin entre autres des constructions génétiques complètes qui peuvent transmettre une résistance à des antibiotiques.

Les partisans disent en outre que les mutations sur­vien­nent aussi naturellement lors de la «réparation cellulaire».
Ce procédé d’ingénierie génétique peut déclencher involontairement d’autres mutations qui ne surviendraient pas dans la nature. Les plantes sont des organismes relativement complexes. Quand on intervient à un endroit dans un réseau, cela influence aussi d’autres endroits, ce dont on peut très bien ne même pas s’apercevoir parce qu’on ne comprend que fragmentairement le réseau. Cette argumentation fait donc abstraction du procédé et en déduit qu’il n’y a plus besoin de réglementation légale pour les procédés mais seulement pour les produits. C’est-à-dire examiner seulement le produit fini et ses propriétés particulières. Or le processus est décisif pour savoir quels risques peuvent leur être liées.

Quelles seraient les conséquences si la loi excluait les ­nouvelles méthodes génétiques?
Les produits ainsi obtenus n’auraient plus besoin d’une procédure d’homologation selon la législation, on ne ferait plus d’évaluations de risques ni de surveillance. On ne pourrait plus retracer les produits si quelque chose va de travers. Ce serait un passavant pour ces produits car on présumerait simplement qu’ils sont sûrs. Une pure supposition puisqu’on ne sait pas ce qui se passe réellement dans les plantes.

La déclaration obligatoire serait aussi supprimée, donc même l’agriculture biologique ne pourrait plus rester exempte de manipulations génétiques.
C’est exact. Il y a cependant en Europe aussi une partie toujours plus grande de l’agriculture conventionnelle qui veut produire sans OGM. Là aussi, fini la transparence et la liberté de choix. Pour les sélectionneurs, les agriculteurs, les transformateurs, les consommateurs. Sauf si on crée auparavant des filières et des systèmes de sécurité adéquats. Ce qui provoquerait évidemment une augmentation des coûts et compliquerait la production agricole et agroalimentaire sans ingénierie génétique.

Il y a aussi des représentants de l’agriculture biologique qui misent sur la nouvelle ingénierie génétique. On en a selon eux besoin pour sélectionner plus rapidement des variétés résistantes aux maladies et climatiquement tolérantes.
Je ne peux pas cautionner cette argumentation, car elle repose fortement sur les promesses de ceux qui, comme les grandes multinationales de l’agrochimie Bayer ou Corneva, font breveter ces procédés et les utilisent. Elles promettent beaucoup. Et prétendent qu’il y faut d’urgence trouver des solutions à cause du changement climatique qui est en cours. Mes recherches pour l’OFEV montrent cependant que les multinationales de l’agrochimie n’ont rien de cela dans le pipeline. Les nouvelles méthodes ne permettent pas du tout de développer facilement des variétés tolérantes aux maladies ou au climat. La tolérance à la sécheresse est par exemple une propriété très complexe qu’on ne peut pas obtenir juste en modifiant quelques gènes. Et les résistances aux maladies sont le plus souvent des solutions à court terme car on utilise en général des résistances dites monogéniques que les organismes nuisibles ont vite fait de briser.

L’ancienne ingénierie génétique avait déjà promis de vaincre la faim, de résister au manque d’eau, d’économiser des produits phytosanitaires. Cela ne s’est pas produit…
 … Au contraire: L’utilisation des pesticides a augmenté. Ce qui est en jeu est la question générale de ce que doit être l’agriculture. Le point décisif est la combinaison des facteurs, l’interaction entre les sols et les plantes, les possibilités qu’on donne aux auxiliaires naturels pour éliminer les ravageurs. La biodiversité est donc un frein automatique contre la propagation des maladies, et l’agriculture biologique fait beaucoup de recherches là-dessus.

Quel rapport entre l’ingénierie génétique et les pesticides?
Le développement de l’ancienne ingénierie génétique a permis à la politique d’octroyer le droit de faire breveter le vivant. Avant cela les brevets sur les plantes étaient interdits. L’ingénierie génétique a été le sésame, et elle permet relativement facilement de rendre les plantes résistantes aux herbicides, ce que les trusts de l’agrochimie ont bien sûr mis à profit: Vendre en duopack la semence brevetée et le pesticide est une véritable machine à faire de l’argent. Qu’ils utilisent encore aujourd’hui en continuant d’implanter des résistances à un nouvel herbicide quand les autres sont devenus inefficaces. Ce qui rend l’affaire toujours plus lucrative, car la semence devient toujours plus chère sous prétexte d’inclure davantage de résistances. C’est bien pourquoi on utilise aussi les nouvelles techniques génétiques pour continuer sur la voie des résistances aux herbicides.

Comment faut-il utiliser la prolongation du moratoire?
Pour rassembler les forces de ceux qui veulent conserver la forme actuelle de la législation sur l’ingénierie génétique. Et pour aborder sérieusement la question de quelle agriculture nous voulons pour l’avenir et tous ses défis. Cela doit déboucher sur une discussion sur la sélection qui finisse par aborder aussi ses technologies. Mais nous continuons de mettre la charrue avant les bœufs puisqu’on commence par les chances supposément offertes par les technologies. Il n’est pas tolérable qu’on les utilise pour adapter les plantes et les animaux à un système absurde.

Entretien: Stephanie Fuchs, publié dans Bioactualités, Photo de Eva Gelinsky

Portrait

Eva Gelinsky a passé son doctorat avec une thèse agronomique en géographie. Elle est la coordinatrice politique de la Communauté d’intérêts pour les semences non GM (Interessengemeinschaft für gentechnikfreie Saatgutarbeit), un groupement de sélectionneurs bio et d’initiatives semencières allemandes, autrichiennes et suisses. Cette scientifique indépendante fait, entre autres pour l’Office fédéral de l’environnement et Bio Suisse, des recherches sur l’ingénierie génétique et la sélection en Suisse et dans l’UE.

«Il faut un débat sociétal pour déterminer ce que l’agriculture doit devenir à partir de maintenant.»

Eva Gelinsky

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